Heiner Goebbels - Thomas Meixner, entretien croisé / Partie 1

Rebâtir l'utopie

Propos recueillis par Jérémie Szpirglas, journaliste et écrivain

Le premier est compositeur et metteur en scène, le second est percussionniste et facteur d'instruments. Heiner Goebbels et Thomas Meixner ont été les hommes clefs derrière la reprise, au plus près du geste originel, de Delusion of the Fury de Harry Partch, une grande première depuis la création de l'œuvre en janvier 1966 au théâtre de UCLA (Université de Californie à Los Angeles). Au fil d'un entretien croisé, ils évoquent pour nous les motivations, obstacles et enjeux mêlés d'un projet aussi titanesque qu'utopique, production de l'ouverture de la Ruhrtriennale 2013 alors que Heiner Goebbels en assumait la direction artistique.

Dans quelles circonstances avez-vous découvert l'œuvre de Harry Partch ? Qu'est-ce qui vous a séduit ?
Heiner Goebbels : Depuis le début des années 1980, j'ai dans ma discothèque deux enregistrements de sa musique. Je ne me souviens plus de la manière dont ils sont arrivés là, mais je me rappelle l'effet immédiat et durable que leur écoute a eu sur moi : un émerveillement abasourdi face à l'œuvre d'un artiste qui m'était auparavant complètement inconnu. Il a, d'une manière unique et inimitable, su ouvrir un espace entre la musique dite classique et la musique dite populaire, espace que j'étais bien incapable d'imaginer jusque-là. Ma jeunesse a été baignée des deux, avec Bach, Beethoven et Schubert d'une part, et les premiers disques des Beatles, des Beach Boys et de Jimi Hendrix de l'autre. Ce n'est qu'avec Partch que la musique a commencé à prendre une forme qui pouvait rendre égale justice à mes besoins charnels de pulsation rythmique et à ma curiosité pour des sons neufs, inouïs ; une musique fascinante malgré, ou plutôt précisément à cause de sa non-familiarité. Une musique qu'aucun concept préfabriqué ne permet d'appréhender, qui n'a nulle localisation particulière, et qui, étrangement, semble pourtant avoir de profondes racines.
Thomas Meixner : J'ai fait la découverte de l'œuvre de Harry Partch au cours de mes études de percussion classique, avec Christoph Caskel à la Haute École de musique de Cologne, où je suivais un cours sur la musique microtonale, dont Harry Partch est l'un des représentants emblématiques. Pour moi, qui suis à la fois instrumentiste et facteur d'instruments, ce fut une expérience marquante.

Heiner Goebbels, tout comme Partch, vous êtes connu pour vos recherches sur l'instrumentarium ainsi que sur de nouveaux modes de représentation de votre œuvre musicale: l'univers artistique de Partch a-til joué un rôle dans l'élaboration du vôtre ?
Heiner Goebbels : J'avoue que je ne connaissais pas son travail théâtral jusqu'aux travaux préparatoires à la mise en scène de Delusion of the Fury – à l'occasion desquels j'ai lu ses livres et examiné la partition. Mais j'avais déjà dédié une de mes compositions en 1996 – une partie de la pièce de théâtre-musique Black on White – à son instrumentarium, sa pulsation et son geste musical. La pièce, que j'ai composée sur un ordinateur Atari, est intitulée Harrypatari. Par ailleurs, il est vrai que j'ai toujours été à l'affût d'approches non-académiques de la musique, de techniques non-classiques, d'instruments non-européens. Mais je n'en ai jamais véritablement inventé moi-même. Depuis The Man in the elevator (1987), j'ai beaucoup travaillé avec la table guitar de Fred Frith, puis avec le daxophone de Hans Reichel depuis Ou bien le débarquement désastreux (1993), avec le violoncelle d'acier et l'arc-carillon de Bob Rutman pour Walden (1998), ainsi qu'avec des instruments japonais dans Hashirigaki (2002). Finalement, je me suis mis à construire des machines moi-même pour Stifters Dinge en 2007.

Pourquoi, à votre avis, son œuvre n'est-elle pas jouée et entendue plus souvent ? Pourquoi aucun autre compositeur n'a-t-il composé pour ses instruments ?
Heiner Goebbels : Parce que l'accès à ces instruments était jusqu'ici extrêmement restreint. Ils étaient entreposés quelque part au nord de l'État de New York, et leur transport était à la fois malaisé, rare et risqué.

Pourquoi monter Delusion of the Fury aujourd'hui ? Quelle place cette production occupe-t-elle au sein de votre propre travail ?
Heiner Goebbels : En tant que directeur de la Ruhrtriennale - International Festival of the Arts 2012-2014, j'ai voulu me concentrer sur des productions de théâtre musical, de celles qui sont rarement vues où que ce soit, qui n'ont aucune chance d'entrer au répertoire d'une maison d'opéra, mais qui jouent à mes yeux un rôle important dans les évolutions potentielles du genre opéra/théâtre musical. C'est pourquoi j'ai ouvert ma première saison avec Europeras de John Cage, la deuxième avec Delusion of the Fury de Harry Partch et la troisième avec De Materie de Louis Andriessen. Et nous avons eu beaucoup de chance de pouvoir développer ce projet avec l'Ensemble Musikfabrik, et d'avoir trouvé quelqu'un capable de recréer les merveilleux instruments de Harry Partch. Pendant une année entière, les musiciens de l'ensemble ont appris avec enthousiasme à jouer de ces instruments.

Comment, à votre avis, Harry Partch abordait-il justement la facture et l'invention de nouveaux instruments ?
Heiner Goebbels : Je n'en ai aucune idée. C'était pour lui l'affaire de sa vie tout entière, et il est probablement impossible de distinguer ses recherches instrumentales de son processus compositionnel. L'une de ses principales motivations était certainement que sa musique, ou plus précisément sa vision d'une musique micro intervallique, était impraticable sur l'instrumentarium classique existant.
Thomas Meixner : Sa démarche consistait en partie en la reconstruction et la conversion d’instruments existants, pour obtenir une nouvelle fonction adaptée à la scène. On peut ainsi considérer sa kithara 1 comme douze guitares placées à la verticale l'une derrière l'autre, mais l'apparence de cette kithara 1, qu'il a fabriquée de A à Z à partir de rien, est absolument unique : une énorme lyre qui présente des éléments sculpturaux typiques de Partch. Harry Partch avait également tendance à éclater les instruments existants pour leur donner des dimensions inhabituelles, comme le marimba eroica, dont la lame la plus grave mesure environ 2,30 mètres.

Quel rôle ses instruments jouent-ils dans sa musique ?
Thomas Meixner : Partch accordait une grande importance à l'esthétique visuelle de ses instruments. Il était conscient de l'impact qu'avait leur seule présence sur scène, rendant tout autre décor ou dispositif scénique superflu. Dans sa volonté d'étendre les possibilités de ses instruments, il changeait constamment le design de certains. Son harmonic canon a ainsi gagné 44 cordes, après quoi il a ajouté des rampes destinées aux barres en pyrex pour réaliser des glissendi et autres articulations du même genre. Chacune de ses expériences pour réarranger ces instruments avait bien évidemment un impact important sur le processus compositionnel.

Quelle place donnez-vous à ces instruments sur la scène ?
Heiner Goebbels : Celle qu'il leur donnait lui-même. Partch était très conscient de leur allure et de leur présence ; il construisait même des modèles réduits de ces instruments pour préparer la mise en scène ou la mise en espace de sa musique. Dans tous les cas, j'ai tenté de suivre au plus près les instructions qu'il a laissées dans ses partitions.

Photos : Delusion of the Fury, Ruhrtriennale 2013 © Wonge Bergmann for the Ruhrtriennale