Heiner Goebbels - Thomas Meixner, entretien croisé / Partie 2

Rebâtir l'utopie

Propos recueillis par Jérémie Szpirglas, journaliste et écrivain

Le premier est compositeur et metteur en scène, le second est percussionniste et facteur d'instruments. Heiner Goebbels et Thomas Meixner ont été les hommes clefs derrière la reprise, au plus près du geste originel, de Delusion of the Fury de Harry Partch, une grande première depuis la création de l'œuvre en janvier 1966 au théâtre de UCLA (Université de Californie à Los Angeles). Au fil d'un entretien croisé, ils évoquent pour nous les motivations, obstacles et enjeux mêlés d'un projet aussi titanesque qu'utopique, production de l'ouverture de la Ruhrtriennale 2013 alors que Heiner Goebbels en assumait la direction artistique.

Thomas Meixner, vous fabriquez vous-même des instruments, notamment dans le cadre de collaborations avec des compositeurs. En quoi ce travail-là vous a-t-il préparé à la recréation des instruments de Partch ?
Thomas Meixner : Jusqu'ici, la fabrication de ces instruments avait principalement pour but de répondre à des exigences spécifiques de compositeurs, exigences de qualité auxquelles les instruments du marché ne répondaient pas. Dans le cas de Partch, j'avoue avoir sous-estimé l'étendue des travaux nécessaires. C'est une chose de construire des instruments qui ressemblent à ceux de Harry Partch, c'en est une autre que d'en construire qui répondent à tous les besoins de la partition. Partch construisait d'abord l'instrument avant d'en déterminer le résultat sonore, pour enfin composer avec lui. Faire le chemin inverse, des années après, fut pour le moins ardu : cela m'a réservé quelques mauvaises surprises, me forçant parfois à tout recommencer. Je n'exagère pas lorsque je dis que j'y ai travaillé pendant deux ans et demi, sans interruption, sept jours sur sept et de 16 à 18 heures par jour.

Comment vous y êtes-vous pris ? Sur quelles sources vous êtes-vous appuyé ?
Thomas Meixner : Tout d’abord, j'ai fait une brève expédition de deux journées et demie à l'Institut Harry Partch de l'université de Montclair dans le New Jersey. En compagnie du facteur d'harmonium Ulrich Averesch, qui s'est chargé de la fabrication des deux chromelodeons, de deux étudiants de Dean Drummond, et du directeur de l'Institut, j'ai pris les mensurations de tous les instruments. Nous les avons joués et photographiés, et en avons tracé les plans. À mon retour, environ deux mois ont été consacrés au tri de toutes ces données et à leur numérisation, pour élaborer un premier plan de travail ainsi qu'un budget approximatif, et pour passer commande des matériaux de construction – nous avons d'ailleurs été confrontés à de nombreux obstacles administratifs, sans parler des retards de fourniture des dits matériaux. Le but était d'approcher, autant que faire se peut, l'apparence des originaux, ce qui nous a amenés à utiliser du bois de thuya géant de Californie pour la plupart des instruments. Changements et améliorations n'ont été apportés que dans le détail, et seulement lorsque c'était absolument nécessaire. Pour les kitharas, toutefois, nous avons constaté que nos mesures, bien que précises dans leur ensemble, étaient incohérentes. La technologie disponible à l'époque n'a sans doute pas permis à Partch de travailler avec une précision aussi fine qu'il l'aurait souhaitée. Je me suis donc aidé, dans ces cas-là, d'un programme de composition assistée par ordinateur pour élaborer de nouveaux plans sur lesquels j'ai pu m'appuyer. Étant donné que ni Musikfabrik ni moi-même n'avions d'idée précise de ce qui nous attendait et de ce qui fonctionnerait ou non, le travail, compliqué qui plus est par le planning des répétitions, ne fut pas un long fleuve tranquille. Cependant, l'une de mes plus grandes satisfactions, et un moteur essentiel pour moi, a été de voir les musiciens de Musikfabrik jouer ces instruments avec dévouement, validant du même coup nos hypothèses de travail.

Ces instruments nécessitent-ils un soin particulier ?
Thomas Meixner : L'accord de certains peut prendre des semaines – surtout lorsqu'on veut pouvoir les jouer sur l'échelle de 43 micro-intervalles conçue par Partch ! Notamment les instruments de percussion comme le diamond marimba ou les bols de verres qui ne peuvent pas être accordés sur de nouvelles hauteurs en quelques minutes, contrairement aux instruments à cordes. D'autres ont nécessité une attention très importante, comme le bamboomarimba (Boo), qui a été pour moi comme une malédiction. Le bambou réagit en effet si fortement à la moindre variation climatique, que, pendant longtemps, j'ai dû, avant chaque répétition ou représentation, vérifier si certains tubes ne s'étaient pas déchirés, ce qui arrivait quasi quotidiennement – et, si oui, les remplacer. Cela représentait deux ou trois heures de travail pour redonner à l'instrument un état acceptable, jusqu'à ce que je trouve une solution plus pérenne.

Heiner Goebbels, à présent que Thomas Meixner les a reconstruits, seriez-vous prêt à composer pour ces instruments ?
Heiner Goebbels : Peut-être.

Comment avez-vous abordé l'immense défi que représente Delusion of the Fury ? Avez-vous tenté de recréer la vision d'un « théâtre total » développé par Harry Partch ? L'avez-vous traité comme toute autre pièce ? Ou comme vos propres œuvres ?
Heiner Goebbels : J'aurais pu en effet aborder cette œuvre comme les miennes propres, parce que je suis en parfait accord avec les hypothèses posées par Partch pour élaborer son concept théâtral : considérer les instruments eux-mêmes comme un élément essentiel de la scénographie, travailler sans chef, impliquer les musiciens à tous les niveaux possibles (chanter, jouer, bouger). Quand j'ai commencé ce genre d'expériences – ce que j'appelle les « concerts mis en scène » – dans les années 1980 déjà, je pensais que cela venait de moi, au moins en partie, mais Partch avait déjà imaginé et réalisé tout cela dans les années 1960…

Delusion of the Fury est emblématique de la philosophie artistique et musicale de Partch: quelle place a-t-elle selon vous dans l'histoire de la musique et/ou du théâtre ?
Heiner Goebbels : Ce n'est qu’en travaillant sur Delusion of the Fury que j'ai vraiment pris conscience de la complétude de l'approche artistique de Partch : non seulement il invente un éventail varié d'instruments ainsi qu'un système musical d'une grande complexité, mais il redéfinit aussi sans compromis l'espace théâtral, la lumière, la mise en scène, les mouvements du corps, la relation entre les musiciens et les acteurs, les disciplines classiques et la division du travail. Dès lors, on ne s'étonnera pas que son œuvre soit incompatible avec la plupart des grandes institutions musicales dans le monde.

Photos : Delusion of the Fury, Ruhrtriennale 2013 © Wonge Bergmann for the Ruhrtriennale