Entretien avec Thierry De Mey

Dans le labyrinthe

Propos recueillis par Patrick Javault

Pour Thierry De Mey, la rencontre avec l’arte povera et avec l’art de Burri a eu un effet libérateur. Dans ces oeuvres, il a trouvé à la fois un écho à ses préoccupations et le moyen de dépasser certaines oppositions théoriques et artistiques. Le dialogue se poursuit aujourd’hui.

Pouvez-vous nous dire comment vous en êtes venu à vous intéresser à l’arte povera et ce que cette mouvance a représenté pour vous?
Thierry De Mey : Même si j’avais plus ou moins connaissance de l’arte povera depuis quelques années, la révélation a eu lieu pour moi en 1986 à l’occasion de l’exposition «Chambres d’Amis» que Jan Hoet(1) a organisée à Gand et qui réunissait quelquesuns des artistes du mouvement. À l’époque, j’étais passionné aussi bien par Trisha Brown que par Pina Bausch, et, en musique, je m’intéressais au courant minimaliste américain avant qu’il ne devienne postmoderne. Au niveau théorique, l’arte povera, c’était la réponse au dilemme entre minimalisme et implication maximale. Le manifeste de Germano Celant parlait de guérilla et cette attitude opposée aux institutions me parlait. Je travaillais sur de petites formes, avec des matériaux pauvres. C’est par exemple Table Music, ou Frisking pour laquelle j’ai employé tous les battements d’instruments, les souffles. J’aime la façon dont Mario Merz cite Giap(2) sur un de ses igloos : « Si l’ennemi concentre ses forces, il perd du terrain. S’il les éparpille il perd de la force. » Giap cite Sun Tse qui est, pour un joueur de go comme moi, la référence. J’aime aussi la manière dont, dans l’oeuvre de Giuseppe Penone, la nature est culture.

Vous accordez dans votre œuvre une grande importance à la nature et aux phénomènes naturels, vous travaillez le spectacle du vivant. Peut-être y a-t-il là aussi une proximité avec l’art pauvre ?
Thierry De Mey : Oui, je prends des photos de paysages ou de phénomènes naturels comme un orage en Sicile ou une tempête de sel dans la mer d’Aral. Après, je sample les couleurs et dans les programmes je crée des systèmes où très progressivement on passe d’une couleur à l’autre : la mer devient le ciel. Cette idée-là, je l’applique au niveau sonore, pour faire de la synthèse soustractive. Je pars de sons naturels, concrets, que je filtre de manière extrêmement précise selon des modèles mathématiques, extrêmement élaborés, pour tenter de garder une certaine matérialité dans le son. C’est ce que fait Mario Merz, quand il confronte une suite de Fibonacci avec la matière et que cette confrontation génère quelque chose en équilibre entre les deux. Je me suis toujours intéressé aux sons multiphoniques des instruments à vent mais également à ceux qu’on a sur les cordes. Avec François Deppe, à l’Ircam en 1996, nous avions repéré tous les nœuds sur les cordes de violoncelle. Quand on met le pouce, par exemple, sur le septième harmonique qui est juste entre le si bémol et le la, il y a un phénomène acoustique qui est un noeud, comme si la corde hésitait et ça crée des sons multiphoniques. Ce sont un peu des ready-mades sonores mais qu’on obtient avec des accords complexes et qui sont en conflit, ce sont des trucs instables. J’ai enregistré tous les nœuds de la harpe et ceux du piano en me déplaçant centimètre par centimètre. On parcourt des empilements de spectres de manière très systématique et très acoustique. Avec Benoit Meudic, nous avons construit sur l’ordinateur une corde idéale qui reproduit ça. Je peux demander à la harpiste Frédérique Cambreling de faire le nœud à 83 centimètres et puis je fais l’accord aux percussions, je navigue dedans avec la clarinette ou l’alto et le contexte harmonique correspond au phénomène acoustique.

Pouvez-vous expliquer ce qu’est pour vous la Simplexity, un mot venu des neurosciences ?
Thierry De Mey : C’est un concept qui est surtout employé en éthologie. Il désigne les opérations de simplification qu’un organisme produit pour réduire un univers complexe, notamment dans un contexte de survie. Le cerveau de l’animal ou de l’être humain produit une sorte de court-circuit. Dans certains cas, on saute le contexte pré-frontal et on s’adresse directement au cerveau animal pour avoir des réflexes de survie. Je comprends la simplexité dans un cadre artistique ou de création, ce sont toutes les opérations qui font que l’on se trouve face à une complexité et toute l’attitude qui consiste à canaliser et à faire des choix, pour que cette complexité soit transmissible, pour créer un acte artistique auquel le spectateur et moi-même allons pouvoir nous identifier. Ces opérations de simplification, ont une portée sociologique, voire politique.

Comment en êtes-vous venu à tourner votre film à Gibelina autour de l’œuvre de Burri ?
Thierry De Mey : Pour Jan Hoet, l’œuvre était le chef d’oeuvre du land art. Gibelina était un petit village en Sicile perché sur le flanc d’une colline qu’un tremblement de terre survenu en 1968 a en grande partie détruit en faisant de nombreuses victimes. Il a été décidé d’en faire un village d’art et Alberto Burri a proposé de recouvrir tout le village d’une chape de béton blanc tout en respectant sa structure. Thierry Salmon avait monté en 1988 Les Troyennes, avec une musique de Giovanna Marini. Nous avions décidé de faire quelque chose ensemble mais Thierry est mort accidentellement.
J’ai visité Gibelina quelque temps après et décidé alors d’y faire un jour un film. Le village vivait encore avec des chants folkloriques et ceux des mineurs de soufre, les chants des métiers. Avec Manuela Rastaldi, chorégraphe, nous avons travaillé sur cette mémoire et l’idée que les personnages ressortent des murs et viennent hanter le labyrinthe. J’ai demandé à cinq danseurs de travailler sur des improvisations et du matériel chorégraphique sur la mémoire, sur le fait de ressortir des murs, etc. L’idée, c’était de faire une installation interactive où l’on suit un danseur qui rencontre d’autres danseurs qui viennent d’autres ruelles. C’était un graphe narratif de 48 séquences qui durent entre 30 secondes et 2 minutes. En se déplaçant, chaque spectateur voit un autre trajet, et il y a un moment où tous ces trajets convergent vers l’unique sortie du labyrinthe.

(1) Jan Hoet (1936-2014), historien d’art, directeur de musée (le SMAK, à Gand), fut un grand commissaire d’exposition expérimentateur et visionnaire, engagé dans un dialogue permanent avec les artistes. En 1986, il conçoit « Chambres d’Amis », une exposition hors norme pour laquelle une cinquantaine d’artistes internationaux ont été invités à exposer dans les appartements ou maisons d’habitants de Gand.
(2) Võ Nguyên Giáp, général, ministre de la défense du Nord-Vietnam durant la guerre du Vietnam.